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Escapade aux Bijagos : épisode 1

dimanche 20 juin 2010 par Sylvain Guérin

Nous avons rencontré des bateaux qui croisent en Casamance depuis des années, qui rêvent d’aller découvrir cet archipel à peine 100 milles plus au sud, et qui tous les ans remettent à l’année prochaine leurs projets d’expédition dans ces îles un peu oubliées du monde. Tout le monde veut y aller, et personne n’y va : la rumeur enfle, au gré de l’imagination de chacun, de sa fascination et de son fantasme. "L’archipel est totalement investi par les trafiquants de drogue". "Toute la cocaïne en provenance de l’Amérique du sud transite par cette plaque tournante que sont les Bijagos". On s’imagine naviguant dans des bolongs infestés de truands en treillis et armés jusqu’aux dents. Séquence frisson... Et puis la Guinée Bissau, c’est le pays aux 3 coups d’état par ans. Un président sauvagement assassiné l’année dernière. Ministres et hauts responsables du gouvernement et de l’armée impliqués dans des affaires d’assasinat et de traffic de drogue. Une corruption à un niveau rarement atteint, même en Afrique.

La légende se construit aussi autour des conditions de navigation qui sévissent dans l’archipel. En premier lieu des marées exceptionnelles qui atteignent une amplitude de 8 mètres (alors que dans la région le marnage atteint péniblement un mètre). Evidemment ceci génère des courants de marée très violents. Des bancs de sable et de vase entourent tout l’archipel et rendent tout déplacement à l’intérieur des îles extrêmment compliqué. Assez innatendu dans cette région de l’ouest africain, ce labyrinthe de hauts-fonds est par ailleurs parsemé de roches, parfois affleurantes, qui transforment la zone en un véritable champ de mines. La météorologie peut être en outre assez changeante, et l’on parle facilement de coups de vent violents. Les bancs de sables entourant l’archipel sont insuffisant pour se protéger totalement de la houle de l’Atlantique, et les mouillages sûrs sont de toute façon en nombre très limités. Enfin, l’archipel est très pauvrement cartographié et peu documenté dans les guides de croisière, ce qui constitue un euphémisme.

Parti comme je le suis dans ma description de la légende, je ne peux passer sous silence l’hostilité de la nature dans ces îles. Beaucoup de moustiques, porteurs évidemment de la malaria, et des désormais célèbres moutu-moutu (ces horribles moucherons qui piquent très forts mais qui sont trop petits pour être arrêtés par les moustiquaires), des bestioles en tout genre, raies au dard empoisonné, crocodiles et requins, mais surtout les serpents les plus venimeux du monde, parmi lesquels le mamba vert, le cobra cracheur et la vipère du Gabon, dont la morsure est toujours mortelle. La psychose généralisée en occident des maladies africaines trouve ici la nourriture nécessaire à sa survie.

Et puis on raconte aussi beaucoup de choses sur le peuple Bijogo et sur les tribus primitives qui vivent sur ces îles : un peuple de tradition guerrière, profondément animiste, proche de la nature et passé maître dans la pratique de l’empoisonnement. Les portuguais n’ont jamais réussi à vraiment conquérir ces îles, chaque victoire sur les tribus sauvages était inévitablement suivie d’un épisode au cours duquel un mal mystérieux emportait les troupes victorieuses.

La rumeur enfle. La rumeur enfle, et se nourrit elle-même, construisant la légende des Bijagos. Une légende que peu de monde peut démentir, si l’on en croît les statistiques de fréquentation touristique de l’archipel. A peine une poignée de visiteurs tous les ans, dont l’extrême majorité est cantonnée aux hôtels de luxe spécialisés dans la pêche sportive, sur l’île de Bubaque.

Bien évidemment, cette légende se doit d’être complètée par des descriptions de paysages extraordinaires, d’une nature fabuleusement riche. Les îles Bijagos sont connues pour être un des derniers endroits sur terre qui n’est pas touché par la civilisation, un bastion de nature originelle défendu des aggressions extérieures par un environnement hostile, le berceau de peuplades primitives non encore "perverties" par le monde moderne. Des îles où l’on ne trouve pas d’antenne GSM. Des îles où il est possible de contempler des hippoppotames de mer. Des îles en passe d’être inscrites au patrimoine mondial de l’Unesco. Des îles où nous rêvions d’aller "avant qu’il ne soit trop tard"...

Nous ne sommes pas indifférents à la rumeur. Au gré de nos rencontres casamancaises - que ce soit avec les voiliers occidentaux ou avec les pêcheurs sénégalais, attirés eux-aussi par la promesse de pêches miraculeuses - , la tension monte en même temps que l’anxiété de pénétrer dans ces eaux qui paraissent si dangereuses. Nous n’avons pas de carte. L’on nous parle de cartes portuguaises qui détaillent l’archipel, mais elles sont introuvables. L’on interroge les autres bateaux, mais personne n’a ni carte, ni document nautique, ni aucun conseil ou recommandation. Enfin à Zinguinchor, Yann et Pauline, qui rêvaient eux-aussi de visiter l’archipel, nous prêtent deux photocopies de cartes qui couvrent une partie des îles. C’est mieux que rien, même si la consultation des cartes proprement dites fait encore monter la pression lorsqu’on étudie les itinéraires et les rares mouillages qui paraissent possibles. Inch’Allah.

Rétrospectivement, toutes ces histoires m’apparaissent un peu ridicules. Comme toutes les légendes, la légende des Bijagos est largement exagérée. Evidemment ce n’est pas facile de naviguer ici, mais est-ce réellement plus compliqué et plus dangereux que dans l’archipel de Molène et Ouessant ? Bien sûr, sans carte détaillée, c’est plus impressionnant. Il faut plus de préparation, de plannification. Avancer à marée montante, lors de la basse mer où l’on voit tous les dangers, et en profitant d’un marnage qui nous permettra de passer quoi qu’il arrive. Peut-être que tout simplement l’endroit est si fabuleux, que tous ceux qui y sont déjà allés ont quelques réticences de partager leur expérience, de peur de voir ces îles profanées par une foule de voiliers/touristes peu scrupuleux ? Ou est-il confortable de s’inscrire soit même dans la légende ?

De Karabane en Casamance à Bissau

Ces disgressions introductives me ramènent au 21 mars. Parsifal pousse péniblement les 200 kgs de coquillages protégeant sa coque des aggressions extérieures (!) au travers de la passe de la Casamance, propulsé à moins de quatre noeuds à cause du transport involontaire des dits-mollusques. Le transport à la voile de coquillages est une activité laborieuse mais surtout très lente. Nous n’aurons pas le temps de dépasser beaucoup la frontière et mouillons au Cabo Roxo. Nous sommes tout de même entrés en Guinée Bissau !

6h30 en ce lundi 22 mars. Le réveil sonne mais j’étais conscient de l’imminence de l’aube. Il est temps de repartir. C’est la quatrième journée d’harmattan, ce vent venu du désert, chargé de sable. Une sorte de brume blanchâtre nous enveloppe. Nous flottons dans un monde irréel, où l’on ne voit rien, mais où la luminosité aggresse notre regard. Nous sommes entre deux mondes. D’un côté, la longue respiration de l’Atlantique nous appelle au large. Le bateau roule gentiment sur la houle océanique. De l’autre, la brume dissimule un continent. De temps à autre émergent de la pauvre visibilité de fantômatiques silhouettes : des pirogues et des pêcheurs. Le sondeur n’affiche que 6 ou 7 mètres. Nous sommes bels et bien toujours en Afrique. Pas vraiment à terre, pas vraiment en mer. Pas de vent, nous marchons au moteur tandis que les voiles battent lamentablement en cherchant un peu d’air. La brume nous enveloppe d’une sorte de langueur mélancolique. Nous ne voyons rien, nous ne sommes nulle part. Dans l’après-midi, les premiers effets des courants violents qui règnent dans cette zone se font sentir. La renverse se produit et nous n’avançons plus. Nous allons mouiller pour la nuit au sud des îles qui bordent l’entrée du canal de Geba, qui conduit à Bissau, capitale de l’ex-Guinée Portuguaise.

Bissau, capitale de l’ex-guinée portuguaise

Ce n’est donc qu’au cours de l’après-midi du 23 mars que nous découvrons Bissau. Bien que géographiquement très proche de Zinguinchor et du Sénégal, c’est une toute autre ambiance que nous découvrons. Les épisodes de guerre contre le colonisateur portuguais dans les années 60, préludes à l’accession du pays à l’indépendance en 1974, ont laissé de profondes cicatrices dans ce pays où il n’y a plus rien en état. Nous mouillons un peu au large du port de Bissau, qui n’a de port que le nom, malgré des apparences d’installations portuaires. Trois grands quais, certes délabrés mais encore debouts, paraissent pouvoir abriter une flotte entière. Et pourtant aucun bateau ne semble profiter de l’abri. Notre intuition de ne pas avoir confiance était la bonne. Nous constatons avec effroi, au fur et à mesure que la mer descend (il y a ici 8 mètres de marnage lors des grandes marées), que tous les quais sont complètement bordés d’épaves de bateaux coulés ! D’énormes bouts de tôle rouillées émergent peu à peu de la surface de la mer qui découvre un gigantesque cimetière de navires. Le spectacle est assez saisissant.

Les premiers pas que nous faisons dans les rues de Bissau ne démentent pas cette impression de pays ravagé. C’est assez différent de tout ce que nous avons vu jusqu’alors. Ici ce n’est pas le dénuement, ou le dépouillement, ou l’absence de bâtiments. Car les vestiges de la civilisation sont omniprésents : derrière toutes ces ruines se conçoit le souvenir d’une très belle ville, bien bâtie, avec beaucoup d’installations, où l’on trouvait l’eau courante et l’électricité, des bâtiments publics, des logements confortables dans des vastes immeubles... Aujourd’hui tout est détruit, ravagé. Les ruines subsistent au milieu d’anciennes rues bitumées recouvertes maintenant de terre et parsemées de nids de poules. Les fils électriques pendent lamentablement, il n’y a de toute façon aucun équipement électrique à alimenter. Le temps, l’oubli, la négligence et la corruption ont fait leur oeuvre et laissé la capitale dans un état de délabrement total, à l’image de ce minuscule pays que les statistiques officielles de PIB par habitant classent comme le troisième pays le plus pauvre du monde.

Nous disposons de plusieurs contacts sur place, qui sont impliqués dans des projets environnementaux aux Bijagos. Jeremy tout d’abord, qui s’occupe de la gestion d’un projet de sauvegarde du poisson-scie pour Noe-Conservation dans le parc d’Orango, une grande île de l’archipel des Bijagos. Nous avions également rencontré dans le finistère nord Pierre Campredon, qui lui dirige le bureau de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) en Guinée-Bissau. C’est une chose assez paradoxale que de constater comment ce tout petit pays rongé par la pauvreté s’implique autant dans des programmes de conservation de la nature. Deux grands parcs nationaux sont déjà créés dans l’archipel, qui est en passe d’être lui-même classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Ces programmes que l’on dit participatifs s’appuient sur la demande des populations locales, acteurs de leur propre développement dans le respect d’une nature préservée et de leur culture ancestrale. C’est tout du moins le genre de chose que l’on peut lire dans les dépliants écrits par les occidentaux qui gèrent ces projets. On aura plus loin l’occasion de revenir là-dessus, peut-être pour malicieusement prendre le contre-pied de ce discours ?

Quoi qu’il en soit, nous avons la joie de revoir Jérémy, déjà rencontré à Brest lors d’un congrès sur les requins. Sa compagne et lui nous font le plaisir de venir dîner à bord un soir. L’expérience d’une soirée au mouillage à Bissau est intéressante, sinon agréable. Bissau n’a vraiment rien d’un port, et le méchant clapot qui rentre furieusement n’est pas là pour le démentir. Parsifal roule bord sur bord, et Laetitia encaisse courageusement un généreux mal de mer. Nous aurons plus de plaisir à nous revoir à Bubaque, dans le cadre idyllique du petit détroit qui sépare Bubaque de l’île de Rubane.

Bissau n’est en effet pas vraiment une escale d’agrément, mais bien plutôt le dernier endroit où nous pourrons nous approvisionner en consommables avant plusieurs mois. Essence, gasoil, eau, mais surtout des denrées de base. Nous ne trouverons pas même un paquet de café ou un litre de lait dans les boutiques de Bubaque, ni bien sûr à fortiori dans tout l’archipel des Bijagos. Là-bas l’on consomme du riz, point. Eventuellement des oignons et des cubes maggi pour améliorer l’ordinaire qui accompagne le riz, c’est-à-dire ce que l’on trouve à se mettre sous la dent : coquillages surtout (coques et huîtres), poissons (presque à volonté tant les eaux sont poissonneuses ici), singes, rats... La pratique de la religion animiste est l’occasion de grandes fêtes qui voient le sacrifice d’animaux plus noble, et occasionnellement le poulet, la chèvre, le cochon ou la vache s’invitent à la table commune. Nous profitons aussi de la capitale pour un épisodique accès à l’internet, quelque chose que l’on ne trouvera pas non plus dans nos îles.

Enfin, nous sommes toujours vaguement inquiets sur la route à suivre pour mener Parsifal à bon port vers Bubaque au milieu d’un dédale de roches et de bancs de sables, surtout connaissant notre propension à nous échouer à tout bout de champ. Un vieux ferry tout déglingué - fleuron de la flotte commerciale Bissau-Guinéenne) assure de façon régulière (quoi que la seule vraie régularité que nous avons noté est le fait qu’il bouge ’parfois’) la liaison Bissau-Bubaque. Je décide de m’entretenir avec le capitaine afin d’obtenir de précieux conseils sur la route à suivre. Je ressors victorieusement de la passerelle avec une liste de points GPS qui sont sensés nous amener sans risques.

Nous ne pouvons plus tergiverser, il faut partir et atteindre enfin notre graal ouest-africain : en route pour les Bijagos ! Nous sommes prudents, et partons une heure avant la renverse de courant favorable, afin de prendre un peu d’avance sur les cinq heures dont nous disposerons pour atteindre Bubaque. Les eaux boueuses et tumultueuses du Geba ne nous ont pas vraiment encouragés à gratter la coque de sa colonie de mollusques, et Parsifal est toujours paré de son armure de coquillages. Du coup, au moteur, nous n’atteignons pas 4 noeuds, alors que le courant dépasse allégrement les trois noeuds. La sortie de Bissau est donc excessivement lente, ce que nous confirme un GPS qui parfois nous indiquera 0.0 noeuds !!! Effectivement, nous sommes très prudents, et un talonnage à 0 noeuds sera sans conséquences... Enfin, le courant finit par s’inverser et nous pénétrons à bonne vitesse dans ces eaux tant convoitées. Des îles au nom mystérieux défilent majestueusement dans un décor de carte postale : Areias, Formosa, Galinhas, Rubane, Canhabaque et enfin Bubaque. Des plages au blanc éblouissant tranchent sur le vert éclatant des grandes forêts et de la mangrove, de la nature primitive qui explose dans ce lieu oublié des hommes.

Les points GPS donnés par le commandant de l’"Expresso", le fameux ferry tout déglingué, paraissent bizarres. Je ne mets pas en doute le fait que le ferry soit parfois positionné sur ces mêmes points, mais plutôt que ce soit possible de le faire en ligne droite, ou alors pas dans cet ordre... Le fait est qu’à un moment, le sondeur commence à nous alerter sur une remontée soudaine des fonds, observation par ailleurs corroborée par une coloration des eaux marquant clairement un banc de sable. Coup d’oeil rapide à la carte : on devrait avoir au pire 2 mètres sous la quille. Ouais. Bon. Encore raté. Vous l’aurez deviné, Parsifal s’échoue à nouveau... Ce ne sera pas la première ni la dernière fois. Réjouissons-nous alors que la marée monte encore, et que cette fois-ci la quille caresse un joli fond de sable. Demi-tour. A l’aide du moteur, nous nous déséchouons et improvisons une route qui nous amène cette fois-ci à bon port, dans le petit détroit qui sépare l’île de Bubaque de l’île de Rubane.

Mouillage à Bubaque

Nous y sommes ! Parsifal clapote gentiment au bout de sa chaîne, et nous sommes mouillés aux îles Bijagos ! Peut-être n’est-ce qu’un effet de contraste avec notre dernier mouillage à Bissau, mais nous avons l’impression d’être au paradis. Autour de nous, tout est merveilleux. Même si Bubaque est la capitale de l’archipel, c’est surtout un tout petit village perché sur une falaise de terre rouge d’où émerge une végétation luxuriante et de rares vestiges de construction datant de la colonisation portuguaise. Quelques plages, beaucoup de mangroves, des cases rustiques au loin qui témoignent de la présence d’un village Bijogo, de vieilles pirogues hors d’âge mais toujours fonctionnelles, des enfants qui nous saluent, de grands rapaces qui tourbillonnent dans le ciel. Le bras de mer qui nous sépare de lîle de Rubane est en perpétuelle agitation ; d’innombrables chasses de carangues témoignent de la richesse de ces eaux si poissonneuses que tous les pêcheurs de l’ouest africain rêvent d’accéder aux ressources halieutiques locales.

Au mouillage à Bubaque !

Il nous faudra toute la soirée pour atterrir, et ce sont les autorités locales le lendemain qui se chargeront de nous ramener à des considérations plus terre à terre. Car si nous ne sommes officiellement que le quatrième voilier depuis un an à pénétrer dans ces eaux, c’est sans doute qu’il y a des raisons. On pourrait chercher ces raisons dans les troubles politiques qui empoisonnent le pays, en témoigne ce coup d’état auquel nous n’avons échappé qu’à 5 jours près. On pourrait les chercher aussi dans les conditions de navigation qui règnent ici, comme je l’ai décrit plus haut en parlant de la légende qui se construit autour des Bijagos. Mais maintenant que nous y sommes, nous nous disons que c’est peut-être bien l’accueil combiné de la police locale et des douanes qui fait planer une légère ombre sur le niveau global des prestations touristiques. De mauvaises langues racontent qu’en matière d’ombre, c’est un plaisancier sur deux qui y séjournait il n’y a pas si longtemps que cela. Ceux qui ne payaient pas. Les standards touristiques locaux étant ce qu’ils sont, on n’ose pas imaginer le confort des geôles bissau-guinéennes. Heureusement pour nous, nous arrivons après que cette situation ait été dénoncée et combattue au plus haut niveau et bénéficions d’un accueil bien plus chaleureux (tout est relatif), avec un niveau global de corruption tout à fait conforme à ce qui se pratique dans l’ouest africain. Nous luttons un peu mais finissons par payer une toute petite somme et nous nous en sortons à moindre coût. Une demi-journée tout de même, et beaucoup d’"officiels" qui se relaient à bord pour essayer de récupérer un petit quelque chose, argent, médicaments, nourriture, et même coton-tiges ! La collaboration d’Armelle avec Jérémy - bien connu ici - et le projet Noë-Conservation n’est sans doute pas étrangère à notre relative bonne fortune.

Bubaque donc, est la capitale des Bijagos. Vu de n’importe où dans le monde, Bubaque est un petit village africain : quelques centaines d’habitants cohabitent dans une pseudo-arnarchie urbanistique principalement composée de cases en tôle. On ne comprendra que plus tard (et seulement par comparaison avec le néant total qui caractérise tous les autres villages de l’archipel en terme de structures collectives) à quel point Bubaque constitue la capitale économique, commerciale, administrative, culturelle, éducative et bien pourvue en dispositifs de santé. La justification de tous ces qualificatifs s’explique par la présence de trois boutiques où l’on vend de l’huile, du riz et du lait en poudre, d’un "hôpital" de fortune (un petit bâtiment crasseux, pas de médecin mais un infirmier), de deux écoles, et d’un poste de police. On trouve également quelques bâtiments détruits témoignant du passé colonial portuguais. Au milieu des ruines et des cases en tôles, des pistes défoncées laissent passer quelques rares véhicules tout-terrains, comme cette "ambulance" (dotation d’une ONG il y a quelques années) qui sert à tout le village pour transporter les sacs de riz et les chèvres. L’évocation de sa destination originelle fait rire tous les habitants, tant l’incongruité d’un déplacement médical vers des structures inexistantes est patente.

Ah si. On y trouve aussi un "aéroport international", comme l’annonce une petite pancarte peinte à la main en face d’une case en tôle, au bord d’une piste sableuse qui constitue une trouée dans la palmeraie qui ceint la petite bourgade. Et en effet, deux ou trois fois par semaine, la piste est évacuée des enfants, des chèvres et des vaches qui en temps normal y déambulent tranquillement, pour que de petits avions de tourisme s’y posent. On prétendra que certains de ces avions viennent du continent américain, peut-être même de la Colombie ??? Bof. Peut-être. Mais surtout, ces petits avions viennent du Sénégal voisin et déversent sur Bubaque les rares représentants d’un tourisme de luxe, confidentiel mais bien présent. Car au milieu de tout ce désert de non-civilisation sont érigés des hôtels de luxe, dédiés à la pratique de la pêche sportive pour une minorité occidentale privilégiée. Ces mondes en vase clos n’ont aucune porte de communication avec la population locale, en tout cas par pour les touristes pressés qui descendent de l’avion pour monter dans le 4x4 qui les emmène à leur chambre et leur mini-bar d’où ils ne s’extirperont que pour monter dans une vedette rapide, avec deux moteurs de 200 chevaux, qui les emmènera en quelques dizaines de minutes dans les eaux les plus poissonneuses du monde. L’anachronisme de ces structures en un tel lieu est si criant que je ne peux m’empêcher de teinter mon discours de considérations peu flatteuses pour ce genre de tourisme. Je vois cette vedette et ces 400 cv de motorisation qui emmène un touriste blanc pêcher 3 poissons. Je vois cette pirogue hors d’âge, ce vieux moteur hors-bord de 15 cv, cet équipage de 6 personnes dont deux sont exclusivement dédiés à l’écopage d’une embarcation qui coulerait en quelques heures. Je vois ces pêcheurs qui risquent leur vie pour pêcher le poisson nécessaire à leur survie. Je vois ce "branco" (le "blanc") qui a "brûlé" aujourd’hui l’équivalent en essence de ce que ces six pêcheurs vont consommer en un mois. Ils vont ramener de quoi faire vivre leur village. Il va ramener des photos. La pirogue manque de chavirer dans la vague d’étrave de la vedette rapide qui se dépêche pour rentrer à l’hôtel avant l’heure de l’apéro. Ce n’est pas grave, sur la pirogue ils sont plusieurs pour écoper...

Bubaque, en temps que capitale commerciale de l’archipel est également dotée d’un marché. En réalité, quelques étals dispensent quelques rares denrées en provenance de Bissau, en plus des quelques légumes cultivés sur place. Ici l’on va au marché pour acheter 2 tomates et un oignon, quand on en trouve encore tant la marchandise est rare, et - relativement selon les standards locaux - coûteuse. Lorsque nous allons acheter des tomates pour nous faire une salade, il nous faut dévaliser deux étals, et deux vendeuses nous fournissent la totalité de leur stock, stupéfaites d’avoir affaire à des gens si dispendieux. Il faut dire évidemment qu’ici on ne mange pas de salade de tomates... Nous ne pouvons exporter nos habitudes de consommation dans ce monde, et ce n’est pas un problème de prix, mais bien d’accès aux denrées de base. Manger des fruits et des légumes devient un luxe presque inaccessible. En trois mois, nous verrons deux fois des bananes en vente sur ce marché et à chaque fois nous nous jetterons dessus.

Heureusement pour nous et notre bien-être d’occidentaux gavés de nourriture "saine", nous arrivons en pleine saison des mangues, et ca change tout. Des manguiers partout, partout. Il semble que l’île entière ploie sous le poids des fruits mûrs. Dire que nous en profitons serait un euphémisme : nous nous gavons de mangues. Tous les jours nous en achetons, et chaque occasion de marcher dans l’île devient aussi l’occasion de tenter notre chance à lancer des bâtons dans les arbres pour faire tomber les fruits mûrs.

Bubaque est aussi l’île des Cajous, encore appelés anacardiers. Ces arbres dispendent les fruits qui eux-même portent la célèbre noix qui, une fois grillée, agrémente nos débuts de soirées alcoolisées en occident. Les fruits sont également délicieux, quoique le goût n’ait rien en commun avec la noix grillée. Détail qui a son importance : le fruit fermente vite : il faut manger dans la journée les fruits tombés à terre. La population locale en tire partie dans la confection du fameux "vin de cajou", c’est-à-dire le jus du fruit fermenté deux ou trois jours. Si cette boisson est parfaitement buvable dans les premières heures, les jours qui passent la transforment rapidement en une mixture extrêmmement alcoolisée et tout à fait abominable. Evidemment, le but recherché étant souvent l’ingestion de la plus grande quantité d’alcool possible, nous tombons souvent, au gré des invitations qui se succèdent, sur des "crus" inbuvables (et pourtant, nous ne pouvons refuser). Le goût est atroce, fortement éthilique, et quelques gorgées suffisent à donner un fort mal de tête en quelques minutes. Force nous a été de constater une grande dépendance des populations locales (et surtout des anciens) à l’égard de cet alcool.

Les cajous et leur célèbre noix tant prisée en occident

Nous recommençons à marcher, et repartons pour de grandes randonnées à l’intérieur de l’île, qui fait tout de même presque 15 kms dans sa plus grande longueur. Derrière le village de Bubaque se cache une nature luxuriante, presque inaccessible tant elle est dense. L’on trouve pourtant des petits sentiers qui serpentent au milieu des palmeraies exploitées pour le vin de palme et l’huile de palme. Et puis la forêt laisse tout à coup la place à un grand verger plantés d’anacardiers. Au bord de l’eau, ce sont tour à tour de grandes vasières qui laissent la place tantôt à des mangroves, tantôt à des plages de sable blanc bordées de roches volcaniques noires, et le vert de la végétation se perd dans le bleu turquoise des eaux bijagoises. Pour découvrir ces paysages, il faut prendre le temps de se perdre dans une nature pourtant si hostile, de suivre des sentiers à peine tracés et revenir en arrière quand ils ne mènent qu’à un palmier isolé. Il faut prendre le temps de rencontrer ces hommes et ces femmes qui surgissent de n’importe où, de leur parler, de rompre leur incompréhension de nous trouver là, désoeuvrés. "Je me ballade là parce que je trouve tout ça très beau" n’a aucun sens ici. On est ici pour travailler, pour récolter des cajous ou des palmes, pour chasser, pour faucher de la paille pour les toîts, pour trouver du bois, mais on affronte pas un milieu si hostile pour le plaisir... avec deux enfants en bas âge ! Il n’y a que des occidentaux dégénérés en mal de nature comme nous le sommes pour comparer cet endroit à un paradis.

Au paradis, l’eau ne coule pas d’un robinet, mais il faut aller la chercher au fond d’un puits très profond...

Pour quelques jours encore, nous sommes connectés au monde... par le biais des hôtels de luxe qui nous permettent contre rémunération d’utiliser un peu de leur bande passante. Et puis la saison des pluie qui s’annonce entraîne la fermeture de tous ces établissements. Nous n’aurons plus accès à internet pour la suite du séjour dans ces îles.

Ces quelques jours passés à Bubaque ont été également l’occasion de beaucoup voir Jérémy et de parler du projet Noë-Conservation pour la sauvegarde du poisson-scie dans l’île d’Orango. Ce groupe d’îles principalement constitué de zones mangroves séparées par des bras de mer, des bolongs, constitue un biotope unique. L’accès est quasiment impossible à un être humain. A part quelques villages isolés reliés par des navigations en pirogue, on ne trouve ni sentier, ni village, ni présence humaine dans la quasi totalité de cet immense territoire. Le site est néammoins connu pour abriter la seule population au monde d’hippoppotames d’eau de mer, qui s’ébattent joyeusement et dans une impunité presque totale, à l’abri des aggressions humaines. Evidemment, c’est là que nous voulons aller !

Orango

A nouveau, ce projet de navigation fait peur. Là, nous n’avons plus du tout de carte. Pas de carte papier, et sur MaxSea, la zone est blanche, complètement blanche. Sur la seule foi de récit de navigateurs qui y sont allés - c’est donc possible - , et avec un plan approximatif tracé sur un bout de papier, nous préparons notre navigation. Il s’agit de 10 milles de navigation au jugé au milieu de bancs de vase qui découvrent, puis d’encore 10 ou 15 milles dans des bolongs non cartographiés dont on nous dit qu’il faut faire attention aux roches découvrantes qui les parsèment ! Nous allons interroger les campements de pêche au gros : "Ben tu t’en fous, tu passes à marée haute, avec le marnage qu’il y a...". Evidemment, à plus de 20 noeuds avec des moteurs énormes et avec 20 cms de tirant d’eau, ca change tout. Mais avec deux mètres sous la flottaison, et à 3 ou 4 noeuds, la donne est différente. Nous ne pouvons pas passer partout à marée haute, et de toutes les manières un échouage à marée haute est une catastrophe pour nous, que nous ne risquerons pas. Nous avons l’idée d’utiliser les outils modernes, et profitons de nos derniers instants d’accès internet pour mettre en cache toutes les photos GoogleEarth qui concernent la zone. Bingo : on distingue clairement la passe, que nous recalons sur quelques points GPS. Bon ca ira comme ça.

Au milieu du bolong, quatre noeuds de courant, et des roches affleurantes !

Nous partons de bonne heure, profitant au maximum de la marée. Cependant, pour descendre, nous aurons les courants contre nous, car pour ne pas prendre de risques, nous avancerons à marée montante. Luttant contre le courant, nous voilà partis vers le sud et les mystères d’Orango, à moins de deux noeuds. La navigation est très prudente, on frôle les bancs de vases mais on les visualise très clairement. Nous prenons soin d’enregistrer notre trace sur le GPS pour en profiter au retour (et pour en faire profiter d’autres marins voyageurs dans ces eaux ?). Le passage délicat se franchit plutôt aisément ; je suis monté dans le mât et guide facilement Armelle à travers une passe étroite qui serpente entre d’énormes bancs de vase qui découvrent totalement. A quelques mètres près on a 10 mètres de fond ou bien 20 cms !

Deux images prises au même endroit, à la veille dans le mât afin d’identifier la passe

Finalement, nous arrivons à bon port le soir même, après une navigation sans trop de problèmes. Nous ne nous sommes pas échoués, pas cette fois-ci !!! Jérémy, qui nous accompagne, nous guide dans un bolong qui jouxte l’île d’Imbone sur lequel a été construit le campement du projet Noë-Conservation. Il nous faudra presque une heure pour trouver un trou d’eau où nous aurons suffisamment de profondeur aux marées basses de gros coefficients. Seul inconvénient : nous sommes à 40 minutes du campement avec notre annexe et le moteur de 5cv, ou bien à 10 minutes d’annexe et 20 minutes de marche. Nous sommes seuls. Vraiment seuls. Aucune trace d’aucune civilisation, pas même une pirogue. Pas un bruit, pas un déchet dans l’eau, la nuit qui tombe ne nous révèle aucune lumière nulle part. A peine l’ancre a-t-elle touché le fond qu’un hippoppotame surgit à quelques dizaines de mètres du bateau, sur la rive en face. Un signe ???

Commence pour nous une période hallucinante. Il faut dire que ce séjour à Orango constituait le point d’orgue à notre fantasme - ou notre caprice - des Bijagos. L’observation d’hippoppotames de mer était pour Armelle le but ultime à notre venue ici. Ouf, c’est déjà ca de pris. Il faut dire qu’une poignée d’hommes dans le monde ont chaque année le privilège de fréquenter cet endroit : nous sommes pleinement conscience de la chance que nous avons d’être là, et de pouvoir en témoigner. Ici c’est la nature à l’état brut. Il n’y a rien de rien. Pas de village à moins d’une heure en pirogue, pas un sentier à la ronde, rien que ce campement à plus d’une demi-heure de trajet partiellement motorisé. Nous vivons notre robinsonade en famille, accompagnés de nos deux fillettes qui regardent ce monde amusées, ce monde où nous nous balladons en kayak au milieu des crocodiles et où les berges des zones où nous débarquons montrent clairement des traces d’hippoppotames venus s’abreuver durant la nuit.

Traces d’hippopotames sur la plage

Partout la nature se révèle d’une vitalité débordante. Les bestioles fourmillent de partout, de la plus petite à la plus grande. Hippoppotames, crocodiles, singes, antilopes pour les plus grosses. Moustiques et moutu-moutu pour les plus petites. L’on craint de se retrouver nez à nez avec un des nombreux serpents qui pullullent ici, entre les terribles mambas verts, ou les redoutables vipères du gabon. Une rencontre avec un cobra cracheur n’est également pas exclue. Mais on trouve aussi dans l’eau des dauphins à bosse qui sillonnent les bolongs, des lamantins, des tortues marines, des requins et des raies, et plus généralement une quantité énorme de poissons. Le ciel et les cimes des arbres, quant à eux, regorgent d’oiseaux fabuleux, du héron goliath au minuscule colibri en passant par les désormais presque trop courants pélicans, flammands roses, spatules, ibis sacrés.

Nous découvrons le campement du projet Noë-Conservation de sauvegarde du poisson-scie. Quelques cases en bois de palmiers au toît recouvert de paille, et une petite équipe de 4 ou 5 personnes qui se relaient. Il s’agit d’essayer de suivre les débarquements des pirogues de pêche des villages aux alentours, ainsi que des campements nomades, afin d’avoir un suivi des pêches de raies et de requins. Dire que la tâche est ardue relève à nouveau d’un euphémisme, tant il est illusoire d’espèrer organiser un réel suivi des captures. Pas de jumelles pour suivre les pirogues au loin, et souvent pas de bateau non plus pour aller au devant des pêcheurs. La pirogue du campement est en effet très souvent réquisitionnée pour un autre volet du programme, qui consiste à une sensibilisation des populations locales au travers de l’organisation de cinéma-débat. En effet, l’équipe Noë-Conservation tourne dans les villages Bijogo afin de diffuser des documentaires dont le sujet tourne autour de la pêche des requins, tout ceci afin de susciter un débat sur la pêche proprement dite. L’expérience est assez inattendue mais plutôt intéressante.

J’aurai personnellement au cours de notre séjour à Orango l’occasion d’accompagner une équipe dans le village d’Inbone au centre de l’île. C’est réellement une aventure. Après avoir mouillé la pirogue à plus de 2 kms du village dans un marigot boueux, il nous faut porter sur ces mêmes deux kms un groupe électrogène énorme (il est évidemment hors de question d’imaginer une quelquonque alimentation électrique dans ce village). 23 pauses et plus d’une demi-heure de souffrance pour mon pauvre petit dos d’européen. J’essaie de ne pas montrer ma lassitude et m’accroche à ce qui devient un défi personnel. Deuxième surprise : en fait de village, il s’agit de 4 cases vraiment très rustiques. En tout et pour tout, 6 adultes et 10 enfants partagent leur vie dans ce lieu dénué de tout. Il n’y a rien, mais vraiment rien. Un puits et quelques bouts de bois et de paille assemblés pour faire une maison justifient l’installation d’êtres humains en ce lieu. Aucun bien personnel, les enfants sont nus, il n’y a pas une école à des heures de pirogues, aucune activité autre que les activités vitales. Trouver du bois pour faire le feu, trouver du riz pour manger, au mieux une fois par jour. Pourtant, au milieu de tout ce dénuement, nous nous activons pour monter un écran, installer des enceintes géantes, un véritable dispositif professionnel de diffusion de sons et d’images. Pendant ce temps, les villageois tuent un poulet en notre honneur, nous serons les seuls à manger ce soir. Et la projection commence. Spectacle hallucinant. Totalement décalé. Les enfants sont subjugués par les images. Quel sens donner à tout ça ? On a l’impression qu’on pourrait diffuser la messe de pâques en direct du Vatican. Mais peut-être que les messages passent après tout. Le débat qui suit la diffusion d’un montage local de "Shark Water" (beaucoup de coupures, et doublage en créole portuguais) ne décolle pas vraiment. A la place, un grand discours du chef du village, surtout intéressé par savoir qui est ce "branco" (moi) qui accompagne l’équipe. Puis le vin de palme a raison du chef en question qui s’écroule et commence à ronfler bruyamment. Vient le moment que tout le monde attend : on prononce la fin officielle de la session de "cinéma-débat", et on attaque les "bonus" : projection de clips du Cap-Vert. Tout le monde (il ne reste que 3 adultes, les 10 enfants sont au complet, ils n’ont pas le droit de boire du vin de palme) se jette devant l’écran et commence à se trémousser au son des rythmes endiablés de la musique cap-verdienne. Peut-être que dans les faits, l’initiative ne soutient que très mollement la cause des requins, mais elle a au moins cet énorme intérêt d’apporter une forme de culture et de divertissement dans un monde qui en est cruellement privé. C’est absolument génial de voir tous ces gens traditionnellement si renfermés exhulter dans une forme d’hystérie collective. Je n’échappe pas à la bonne humeur générale et me jette à corps perdu sur la piste improvisée dont je serai le héros pour un soir. Ce sont pourtant les moutus-moutus qui finissent par gagner. Nous subissons une attaque en règle du village. Je n’en peux plus. Les autres non plus. Nous rangeons le matériel avec précipitation, et courons nous réfugier sous nos moustiquaires. Ces sales bêtes sont si petites qu’elles passent sans problème entre les mailles : nous ne dormons pas de la nuit. Même les africains sont sonnés. Personnellement, je développe une allergie à ces bestioles, et le lever du soleil me surprend les yeux si gonflés que les enfants s’enfuient en me voyant. Quel pays ! Comment peut-on vivre dans cet endroit ? Nous nous enfuyons au petit matin.

Nous avons l’occasion de partir quelques fois avec l’équipe du campement à la découverte des villages bijogos qui habitent les îles aux alentours, quelquefois à presque une heure de pirogue.

Notre robinsonade se poursuit, et les jours succèdent aux jours au rythme de la nature. On essaie de trouver des endroits pour débarquer et aller au contact de la vie sauvage locale, mais l’absence de sentiers nous décourage souvent. Alors de plus en plus, c’est notre kayak qui devient le moyen de transport privilégié. Nous remontons les bolongs, surprenant les crocodiles qui se dorent au soleil sur les bancs de sable. C’est un outil génial pour observer la faune dans un silence absolu. Là, des singes ! Et puis au dessus, un vol d’ibis sacré. Les enfants demandent souvent une pause pour s’amuser avec les tribus de crabes qui colonisent les racines des palétuviers. On s’amuse aussi à regarder marcher les périophtalmes, ces étranges poissons avec des pattes, qui sautent de branche en branche. Et puis... un gros bruit derrière nous, et une tête énorme qui surgit hors de l’eau : un hippopotame nous regarde, amusé. Il n’est à quelques mètres et nous n’en menons pas large. Quelques secondes d’observation, et une nouvelle plongée plus tard, il nous observe à nouveau, un peu curieux. Des minutes magiques, et des moments passés en famille que nous n’oublierons pas de sitôt.

Au bout de la lunette, les hippopotames de mer

Nous apprenons à pêcher aussi, à la mode locale. Dans un souci pédagogique évident (en plus de l’intérêt gastronomique), nous apprenons aux enfants à remonter la chaîne alimentaire. Alors déjà, des petits crabes. Au matin, nous écumons la plage avec les filles pour remplir notre boîte de ces petits crustacés qui colonisent les mangroves. Ensuite, on pêche des petits poissons à l’aide de ces mêmes crabes. Un bout de fil au bout du doigt, un hameçon rouillé : en embuscade sur une branche de palétuvier, nous ne mettons que quelques minutes à sortir une dizaine de petits poissons. Enfin, de retour sur le bateau, il ne reste plus qu’à monter une ligne avec du gros fil, placer un petit poisson sur un gros hameçon, et attendre qu’un barracuda ou une grosse carpe rouge ne vienne tout emporter. L’homme est sensé être au bout de la chaîne alimentaire, mais c’est parfois un crocodile ou un gros requin qui emporte le morceau, comme en témoignent les bas de lignes acier déchiquetés. Bon, nous apprenons. Nous sommes de toutes façon bien pourvus à bord en boîtes de thon.

Armelle passe beaucoup de temps avec l’équipe locale de Noë-Conservation, des bijogos pour la plupart qui se sont beaucoup élevés dans l’échelle sociale. En témoignent les trois repas pris par jour au campement, alors que dans tous les villages aux alentours, on ne mange qu’une fois par jour. Nous sommes aussi pas mal surpris par les habitudes alimentaires locales, qui loin d’être traditionnelles, tournent autour d’un aliment principal : la mayonnaise en pôt. Cette mayonnaise s’agrémente une fois sur trois de pâtes, de riz, et de semoule de couscous. Une cuisinière embauchée spécialement prépare les repas, que nous partageons quelquefois. Nous sommes heureux de partager un peu de vie et un peu de temps ensemble, surtout dans cet endroit si loin du monde. Armelle et l’équipe échangent beaucoup afin de préparer une étude plus poussée visant, au travers des enquêtes de terrain, à obtenir des informations plus complètes sur le suivi des captures de raies et de requins.

Les jours succèdent au jour, dans ce petit paradis terrestre, ou cet enfer vert, selon le point de vue que l’on adopte. Deux ou trois semaines s’écoulent, et nous commençons à ressentir les effets du confinement. Les températures deviennent étouffantes, et nous entraînent dans une torpeur dont nous avons du mal à émerger. Nous nous replions sur nous-mêmes. D’un commun accord, nous décidons d’une pause d’une nature et d’un retour temporaire à une certaine socialité. Le départ est vite décidé, et au petit matin, Parsifal émerge doucement de sa gangue de nature, et pointe son étrave dans les bolongs, en route vers Bubaque !

Voici qui termine ce premier volet de nos aventures bijagoises, que nous aurons plaisir à poursuivre dans un prochain épisode. A très bientôt !



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